Tibet
Langue originale : Chinois
Grand Format
août 2022
978-2-8097-1499-9
19,50 €
288 pages



Ce sont des histoires de moutons. De béliers, de brebis et de bergers qui les élèvent dans les hautes prairies du Tibet, contées dans un style réaliste apparemment simple mais d’une grande puissance d’évocation.
Elles adoptent souvent le regard émerveillé et naïf des enfants, inconscients des dilemmes qui agitent leurs parents tiraillés entre leurs traditions ancestrales, la spiritualité bouddhiste et le pouvoir central chinois.
Une ironie désopilante et un humour dévastateur les traversent. Ce sont des paillettes de rire qui font scintiller les histoires, et si elles touchent en nous la corde du coeur, c’est par l’idéal de compassion qui les fait doucement vibrer d’une note de sérénité.

Extraits de
J’ai écrasé un mouton (PEMA TSEDEN)

Je suis un bélier

Je suis un bélier.
J’ai donc pour mission de féconder des brebis.
Cependant, je ne suis pas un bélier ordinaire : je suis le seul bélier de la prairie qui soit monté en avion.

Quand j’ai raconté cela à mes congénères, ils ne m’ont pas cru. Pour être honnête, je n’ai pas une très haute estime de tous ces béliers. Je suis intimement persuadé que je suis par nature d’un niveau nettement supérieur, mais je prends quand même la peine de leur expliquer. Ils vont bien finir par me croire, même si, à mon avis, ça va prendre du temps.

J’ai aussi expliqué à de nombreux bergers du coin que j’étais venu en avion jusqu’ici. Mais c’est comme les béliers, ils n’ont pas cru un mot de ce que je leur ai dit. Ils ont déclaré en me regardant d’un œil torve :
— Nous, on a beau être des hommes, on n’a pas encore accumulé suffisamment de mérites pour pouvoir prendre l’avion, et toi, un bélier, tu y serais arrivé ?
Je respecte leur point de vue car ce sont des hommes et je considère que les hommes sont des êtres d’un niveau un tantinet supérieur. C’est pourquoi je leur ai répondu très posément :
— Je ne suis pas un bélier ordinaire, un bélier comme tant d’autres, je suis un bélier du Xinjiang, choisi après un long processus de sélection pour être transporté par avion jusqu’à vos prairies des hauts plateaux tibétains du Qinghai.
Sur quoi, l’un des bergers a éclaté de rire et a répliqué d’un air condescendant :
— Ici, il n’y a qu’un tulku qui ait pris l’avion, et encore seulement une fois. Mais bien sûr, s’il a pu le faire, c’est parce qu’il a accumulé beaucoup de mérites. En prétendant que tu as pris l’avion toi aussi, voudrais-tu insinuer que tu as accumulé autant de mérites que notre tulku ?
Il m’arrive souvent de penser que les hommes sont des êtres vraiment stupides : ils détestent reconnaître les faits, ce qui m’enlève toute envie de leur expliquer quoi que ce soit ; mais je n’ai pu m’empêcher de leur répliquer :
— Je n’ai pas dit que mes mérites étaient supérieurs à ceux de votre tulku, j’ai juste dit que j’étais venu en avion. Si vous ne me croyez pas, tant pis. Je n’ai pas l’intention d’ajouter un mot de plus.
(…)
Les bergers se sont mis à rire de plus belle.
— Tu m’as l’air d’être un fameux vantard, a dit l’un d’eux.
Cette réflexion m’a quelque peu agacé, j’ai donc attendu un instant avant de répliquer :
— Mais non, je ne me vante pas, je ne fais pas le fanfaron, ne croyez pas ça. Je me rappelle très nettement la scène. Quand je suis descendu de l’avion, j’avais la tête qui tournait un peu. Tous ces officiels et ces vétérinaires, c’était sans doute la première fois qu’ils voyaient un bélier comme moi ; ils ont accroché leurs khata autour de mon cou en me considérant d’un air curieux. Quant aux bergers, ils ne m’ont pas offert de khata, ils m’ont juste regardé avec curiosité. A ce moment-là, je ne savais pas encore ce qu’était une khata, je n’ai appris que plus tard que c’est une marque rituelle de grand respect.
L’air furieux, un berger m’a dit comme s’il ne pouvait contenir sa colère :
— T’offrir des khata, à toi, un animal ! Une khata, c’est sacré, t’as intérêt à ne pas les salir, celles qu’on t’a offertes !
Alors là, je n’ai plus rien dit. J’ai repensé à ce type à lunettes, l’air d’un intellectuel, qui m’a accroché une grosse fleur rouge sur le front en disant :
— Je suis le vétérinaire local, sois le bienvenu sur nos si beaux hauts plateaux tibétains du Qinghai.
Un autre type qui portait une longue blouse tout abîmée s’est baissé pour examiner mes roubignoles en long, en large et en travers.
— Il est parfait, cet animal, s’est-il écrié après les avoir tâtées, palpées et soupesées, si on pesait ses testicules sur une balance, ils feraient bien deux livres, regardez un peu comme ils se balancent !
(…)
Quinze jours plus tard, je m’étais parfaitement accoutumé à l’altitude.
C’est alors qu’a commencé la fécondation à grande échelle.
Je m’en souviens très bien : c’était un beau matin d’automne, clair et frais ; le soleil venait juste de se lever et nimbait la prairie d’une lumière dorée ; un parfum d’herbe sèche flottait dans l’air. J’ai pris une profonde inspiration, comme pour insuffler en moi et cette lumière et cette senteur, et j’ai pensé que c’était un temps idéal pour l’accouplement.

Les deux vétérinaires m’ont amené devant une rangée de barrières qui séparaient divers enclos. J’ai vu qu’il y avait là un grand nombre de brebis. En nous voyant arriver, les gens qui attendaient ont commencé à se disputer. J’ai remarqué que c’étaient ceux qui étaient venus m’accueillir à mon arrivée, quinze jours plus tôt, dont les chefs de village qui m’avaient offert des khata.
— Pourquoi font-ils un tel chahut ? ai-je demandé aux vétérinaires.
— Ils se disputent pour toi, a répondu celui à lunettes.
— Pour moi ? ai-je demandé, stupéfait, comment cela, pour moi ?
— Ils se disputent pour avoir ta première saillie, a répondu le vétérinaire à la blouse abîmée, mi-figue mi-raisin.
— Quoi ? ai-je demandé encore car je n’avais toujours rien compris.
— Il y a là pas mal de chefs de village, m’a expliqué sérieusement le vétérinaire aux lunettes, chacun a amené les meilleures brebis de son village pour les faire féconder et chacun voudrait avoir ta première saillie.
— La première, ai-je répondu en éclatant de rire, je l’ai offerte à une brebis du Xinjiang, chez nous, là-bas ; ça fait longtemps que je n’ai plus de première saillie à offrir.

Les deux vétérinaires n’ont pas réagi tout de suite à mes propos, mais finalement ils se sont exclamés :
— Comment, tu es venu ici pour inséminer nos brebis et tu nous dis que ce n’est pas la première fois ?
— Bien sûr que ce n’est pas la première fois, ai-je répliqué en riant, j’ai déjà fécondé une foule de brebis, et c’est bien pour la qualité des agneaux ainsi produits que j’ai été choisi pour venir ici, qui plus est en avion.
— Ah bon, se sont exclamés les deux vétérinaires comme s’ils avaient soudain reçu l’illumination, c’est donc pour cela qu’on t’a fait prendre l’avion !
— Il n’empêche que j’attends beaucoup de ma rencontre avec les brebis d’ici, ai-je répliqué avec ironie, c’est très excitant.
Les deux vétérinaires sont restés très sérieux. J’ai remarqué que leur attitude envers moi n’était plus la même et qu’ils commençaient à me regarder d’un autre œil. Ils ont interpellé les chefs de village :
— On va pouvoir commencer. Qui passe en premier ?