Chine Japon
Format Poche
juin 2022
978-2-8097-1595-8
14,50 €
1184 pages

9782809715958

Le Roman de la Cité Interdite

Edition intégrale
Traducteur·ice : ATLAN Corinne

Une fresque historique flamboyante au coeur de la Cité interdite et dont le rythme ne s’essouffle jamais.

Ce titre a précédemment paru aux éditions Picquier
en deux volumes :
Le Mandat du ciel
Le Dragon à deux têtes

An 12 de la dynastie chinoise des Ts’ing…
A Tchouen-yun, le petit ramasseur de crottin, la vieille sorcière Pai Taitai a prédit qu’un jour « tous les trésors existant sous le ciel se trouveraient entre ses mains » ; et à Wen-sieou, le cadet de bonne famille, que lui reviendrait « l’écrasant destin de soutenir l’empereur ». C’est ainsi que leurs vies tumultueuses croiseront les destinées des plus hautes figures de la cour et se trouveront mêlées aux soubresauts de la fin de l’empire mandchou.
Tantôt minutieux, tantôt échevelé, ce roman fait feu de tout bois, brasse réalité et légendes, fouille l’âme des personnages historiques et démonte les ressorts du pouvoir, qui déchaîne les passions humaines.

Le Monde
« Un récit dense et fou sur les rêves humains.
Le Monde
Le Parisien
« Aussi violent qu’éblouissant… un très grand récit.
Le Parisien

I

Les examens supérieurs

1

An 12 de l’ère Kouang-siu, sous la dynastie des Ts’ing. Hiver 1886 selon le calendrier occidental…

« Li Tchouen-yun, fils d’une pauvre veuve du village de Liang-kia-t’ouen !
Petit Li, malheureux enfant qui subsiste en ramassant le crottin de cheval gelé sur les routes !
Rien ne t’oblige à m’écouter. Mais si tu veux savoir, ouvre grand tes oreilles rongées de dermatose ! Et tant pis si tu n’entends pas bien ma voix chevrotante de vieille femme malade. Je te dirai ton destin tel qu’il se déroulera, car tu n’as d’autre choix que de t’y conformer.
Petit Li, quatrième fils de la misérable famille Li !
Tu es né le 11 octobre de l’an 2 de l’ère Kouang-siu. J’ai ici la carte du ciel indiquant la position des vingt-huit maisons célestes cette nuit-là.
Tant pis si tu ne comprends pas. Il s’agit de la configuration exacte des étoiles à l’instant où tu es sorti du ventre de ta mère.
Tu es sous la protection de la constellation barbare de la Pléiade.
La nuit de ta naissance, le manche du Grand Chariot séparant le ciel et la terre s’est tourné vers la Pléiade, qui scintillait au sommet du ciel, comme pour lui ordonner de cueillir dans cette louche céleste le Palais Pourpre où réside l’Empereur de Jade.
Petit Li, misérable ramasseur de crottin ! Je te l’assure, tous les trésors existant sous le ciel se trouveront un jour rassemblés entre tes mains !
Il est dit dans le Livre du Vertueux Souverain Yao : “Les jours sont brefs, l’astre est la Pléiade, ainsi se manifeste l’exact milieu de l’hiver.”
Etrange phénomène : l’astre qui annonce le milieu de l’hiver culminait dès le premier mois de la saison froide. Qui plus est, le manche du Grand Chariot tournait comme pour te rendre hommage.
En frémissant d’effroi, j’ai déployé la carte des maisons célestes transmise depuis le fondateur. Et j’ai prédit le destin de l’enfant né cette nuit-là, à cet instant-là.
Si tu ne veux pas écouter une vieille radoteuse, à ton aise !
Mais sache, Petit Li, que, de temps immémoriaux, seules deux personnes sont nées sous la protection de la constellation barbare de la Pléiade, au moment où les trois étoiles du manche du Grand Chariot, Alkaïd, Mizar et Alioth, et en outre les quatre étoiles qui en forment le corps, Megrez, Phecda, Mérak et Dubhe, se tournaient vers l’étoile du Dragon, où se trouve le Palais Pourpre, comme pour la désigner.
L’une se trouve dans le passé proche : c’est l’empereur Ch’ien-lung, qui unifia tous les territoires du grand empire des Ts’ing.
L’autre appartient au passé lointain : Ts’in-che Houang-ti, le premier empereur, qui établit sa suprématie sur un pays de tigres et de loups.
N’aie nulle crainte. Tout est affaire du destin. De tout temps, les Pléiades ont gouverné le Palais du Ciel. Astres de la richesse et du pouvoir, les Pléiades gouvernent le monde !
O Petit Li, fils d’une pauvre veuve !
Un jour prochain tu te rendras à la capitale et deviendras un proche serviteur du souverain au fond de la Cité Interdite violette. Au beau milieu d’une rébellion qui déclenchera un épouvantable chaos, tandis que dans le ciel s’affronteront Alkaïd et les étoiles qui décident du sort des armes, tes propres mains s’empareront de toutes les richesses de la Chine.
Oui, tes paumes crevassées, enflammées par les engelures.
Toi, Li Tchouen-yun, petit ramasseur de crottin, dernier fils d’une famille misérable !
N’aie pas peur. Car les Pléiades, qui gouvernent le Palais du Ciel, seront toujours à tes côtés. »

Les branches du sophora bruissaient dans le vent.
A plat ventre sur le lit de briques chaudes, où ses joues glacées regagnaient un peu de tiédeur, le garçon écoutait la voix éraillée de la vieille.
— Quelle drôle d’histoire, Taitai ! Toutes les richesses de ce monde sont entre les mains du Vieux Bouddha. Comment deviendraient-elles miennes ?
Tirant à elle sa veste sale, la vieille s’en couvrit les épaules, puis se redressa en s’appuyant au mur.
— Le Vieux Bouddha ? Qui est-ce donc ? On dirait le nom d’un grand personnage.
— Tu ne connais pas celle qu’on surnomme le Vieux Bouddha ? Tu peux prédire le futur mais tu ne sais rien du présent, Taitai !
— Nul besoin de connaître le présent, puisque mes prédictions sont toujours justes.
— Alors je vais t’expliquer qui est le Vieux Bouddha. C’est la concubine de l’empereur Sien-feng, et la mère du précédent empereur. La tante de l’empereur actuel.
— Ah, la vénérable impératrice d’Occident ?
La vieille tira une poignée de grains d’anis d’un sac de chanvre au chevet de son lit et la mit dans la main de Tchouen-yun.
— Tu es un garçon intelligent. Qui t’a appris cela ?
— Monsieur le licencié Liang. Il ne me l’a pas vraiment appris mais… répondit Tchouen-yun, l’air un peu confus, fourrant comme à regret les graines dans sa bouche.
Le fils cadet des Liang, clan des chefs de village de Liang-kia-t’ouen, avait l’année précédente passé brillamment l’examen provincial, et même un enfant savait quel privilège représentait le fait que « Monsieur le licencié » ait daigné lui enseigner quelque chose.
— Tu as donc de bonnes relations avec cet excentrique de jeune maître ?
— C’est beaucoup dire. C’était un camarade de jeu de mon défunt frère aîné, c’est tout. C’est pourquoi il me fait l’aumône de crottin de cheval, et me fait l’honneur de m’adresser la parole.
— Je vois. Il était ami avec ton grand frère, ce meneur d’une bande de garnements, n’est-ce pas ?
— Moi, je ne suis pas particulièrement ami avec lui. Je n’aimerais pas que tu dises cela à qui que ce soit, Taitai !
La vieille hocha la tête en contemplant l’enfant, et soupira.
— Tu es un garçon intelligent. Personne ne croirait en parlant ainsi avec toi que tu as à peine dix ans. Si tu étais né dans une famille tant soit peu fortunée, tu aurais pu obtenir non seulement le titre de licencié, mais même devenir mandarin.
— Si c’était le cas, je comprendrais un peu mieux tes prédictions !
Ces mots à peine prononcés, Tchouen-yun cessa de suçoter ses grains d’anis.
S’il faisait une carrière de haut fonctionnaire, et si le Vieux Bouddha lui faisait don ne fût-ce que d’une infime partie des richesses qu’elle possédait, alors sa mère ne serait plus obligée de passer ses nuits devant son métier à tisser. Il pourrait offrir une tombe à son père qui reposait sous un simple tertre. Il pourrait montrer Deuxième Frère, alité depuis des mois, à un médecin, et engager des recherches pour retrouver Troisième Frère qui avait disparu sans laisser d’adresse. Et sa petite sœur ne souffrirait plus de la faim.
L’enfant se rendit compte qu’il avait peur. Non pas, bien sûr, des prédictions extravagantes de la vieille, mais d’un sentiment tout nouveau pour lui : l’espoir.
Une sensation totalement inconnue jusque-là, éblouissante, brisant la carapace de son cœur, jaillissait en lui comme une source. Et l’enfant tremblait de peur, ébranlé tout entier par cette connaissance nouvelle qui accédait soudain à sa conscience.
— Je ne mens pas, tu sais, Petit Li !
L’espoir se muant aussitôt en énergie, le garçon sauta à bas du lit.
— Ces graines m’ont redonné des forces !
La vieille ricana :
— Ce n’est pas ça. Tu es déjà aimanté par la puissance de ton astre protecteur dans le Ciel du Sud. Comment quelques grains d’anis pourraient-ils te donner une énergie pareille !
— Bien vrai, Taitai ? Je deviendrai riche ?
— Cela ne fait aucun doute. Tous les trésors du Vieux Bouddha seront tiens. Le jade vert, le jaspe, l’or, et l’ambre jaune, le cristal, tout ce qui se trouve là-bas sera tien. Ce n’est pas un mensonge. Le Ciel en a décidé ainsi.
Le garçon poussa un cri de joie et agita violemment les manches de ses vêtements maculés de graisse, en sautant à pieds joints sur la terre battue, dans ses chaussures de toile au bout troué. A coup sûr, ces gestes semblaient dictés par une force inconnue logée dans son corps.
— Merci, Taitai !
— Pas de remerciements. Laisse-moi plutôt un peu de crottin pour mon feu, il ne va pas tarder à s’éteindre.
La vieille pointa un bras pareil à une branche morte vers la porte, derrière laquelle sifflait le vent.
— Va, Petit Li ! Tu n’es encore qu’un enfant aux mains souillées de crottes. Avant de te conformer au destin que le Ciel t’a préparé, tu devras verser du sang, et bien des larmes. Mais ne crains rien. Va, maintenant !
Tchouen-yun vida sur le fourneau le contenu encore gelé de son sac de chanvre, puis se précipita au-dehors en poussant des cris perçants. Sur la route, une multitude d’éclats de gel tourbillonnaient dans le vent soufflant en oblique.

Malgré le ciel bleu, des volutes jaunâtres flottaient dans l’air.
Tchouen-yun reprit au pas de course, en sens inverse, le chemin d’un li et demi, menant au village, qu’il venait de parcourir en quémandant du crottin. Un cheval de poste, soufflant une haleine blanche et glacée, le dépassa en cours de route. L’enfant se suspendit comme un singe à la planche à bagages, et parcourut ainsi le dernier li en passager clandestin.
Une fois au bord du canal, il se laissa tomber de la charrette, toujours à l’insu et du cheval et du cocher. Sur la rive opposée s’allongeaient les murs de brique rouge de la maison Liang, au-dessus desquels on pouvait voir s’agiter dans le vent, tout en haut du toit, la banderole indigo symbolisant la position de licencié.
Tchouen-yun n’hésita pas longtemps avant de traverser le pont de bois couvert de stalactites. De toute façon, même s’il rentrait chez lui, ni son frère cloué au lit par la maladie, ni sa mère ne prêteraient la moindre attention à son histoire. De surcroît, son sac à crottin était vide.
Passant la tête dans l’entrebâillement du magnifique portique de pierre qui marquait l’entrée de la résidence Liang, Tchouen-yun jeta un coup d’œil à l’intérieur.
— Sien-cheng (Professeur) ! appela-t-il à voix basse.
Un silence total régnait sur les lieux.
Il y a encore six mois, les domestiques auraient annoncé le petit visiteur en riant, mais depuis que le maître de céans était devenu « Monsieur le licencié », il en allait autrement.
Liang Wen-sieou était le fils cadet de Maître Liang, propriétaire de tous les champs et rizières de Liang-kia-t’ouen. En dépit de sa réputation de rustre et de parasite, il n’en avait pas moins réussi haut la main, en un rien de temps, les cinq épreuves des examens préparatoires du service civil supérieur, s’était qualifié pour les examens de la sous-préfecture de Tsing-hai, et finalement, à l’issue de l’examen d’automne de la province de Tcheli, s’était vu décerner le titre de licencié.
Au regard de la mauvaise réputation de Wen-sieou, pareil événement paraissait tout bonnement incroyable aux villageois. Bon nombre d’entre eux, obstinément incrédules, restaient d’ailleurs persuadés que le lauréat était Wen-yuan, le frère aîné de Wen-sieou.
Qui plus est, Monsieur le licencié lui-même, laissant libre cours aux commérages, n’avait rien changé à son comportement.
— Professeur ! appela à nouveau Tchouen-yun, d’une voix plus forte maintenant qu’il avait vérifié l’absence des serviteurs.
La fenêtre du cabinet de travail situé face au jardin intérieur s’ouvrit, laissant apparaître le visage maigre de Wen-sieou, l’air plus excentrique que jamais avec sa natte enroulée sur le front.
— Votre père… ? s’enquit Tchouen-yun, étouffant sa voix d’une manche placée devant sa bouche. Wen-sieou lui fit un grand sourire et l’invita de la main à approcher.
— Ne sois pas si nerveux ! Mon père n’est pas là, il est parti à la préfecture avec mon frère aîné. Entre donc ! dit-il en cassant les stalactites sur l’encadrement de la fenêtre.
Apparemment, il s’était remis à boire de l’alcool toute la journée, car son teint ordinairement pâle de fonctionnaire était aussi cramoisi que sous l’effet d’un fard.
— De nos jours, les examens ne sont pas si faciles : on n’obtient pas son titre en négociant avec le préfet. Ils vont se donner du mal pour rien. Un aîné qui se laisse dépasser par son cadet, ça ne fait pas très bonne impression !
— Monsieur Wen-yuan est l’héritier de ce domaine, n’est-ce pas ?
— Oui. De toute façon il n’a jamais été très intelligent, il n’aura qu’à se contenter de calculer l’impôt foncier. On n’a pas la même chose dans le cerveau, lui et moi, pas la même chose !
Liang Wen-sieou tapota la tête de Tchouen-yun à travers l’embrasure de la fenêtre.
— Que veux-tu, au fait ? Si c’est du crottin, va te servir à l’étable. Nos chevaux mangent du fourrage de qualité supérieure, leur crottin fait du bon combustible !
— Il ne s’agit pas de ça. Enfin, je suis aussi venu pour ça, mais surtout, j’ai une question à vous poser.
— Combien de fois faut-il te le dire ? Quand un gamin sans éducation comme toi me pose des questions compliquées, je me trouve bien embarrassé pour répondre. Il faut commencer par la base, par la base ! Apprends à écrire les caractères. Allez, monte et viens travailler. Ce sera la suite de la dernière fois.
Tchouen-yun repoussa la main que Wen-sieou lui tendait.
— Il ne s’agit pas de ça ! Tout à l’heure, la vieille Pai Taitai m’a raconté des choses invraisemblables.
A ce nom, Wen-sieou prit une mine ostensiblement dégoûtée.
— Ce que dit cette vieille sorcière est toujours invraisemblable.
— Mais certaines choses le sont plus que d’autres ! Elle m’a dit que j’allais devenir très riche. Et que tous les trésors du Vieux Bouddha seraient à moi !
Avant même d’avoir tout entendu, Wen-sieou avait craché d’un jet l’alcool qu’il avait dans la bouche. Il éclata de rire à la vue de Tchouen-yun tout éclaboussé, mais reprit aussitôt son sérieux.
— Hum. C’est invraisemblable, pas de doute ! Mais attends, quelque chose me dit que ce n’est pas impossible.
— Comment, vous aussi, Professeur, vous le pensez ? Arrêtez, ou je vais m’évanouir !